2 Octobre 2015
Hier soir, après les pâtes au ketchup, les petits hommes grimpent sur le grand canapé. Du côté où on peut étaler grand les guiboles. Sous le plaid. Ils s'installent à côté de nous : ils vont voir leur papa à la télé. Il apparait à l'écran ! Rire instantané du petit homme. Il ne s'arrête plus. À 11 ans, on rit fort. Et longtemps. Le tout petit homme est plus discret. Pas un bruit chez lui. Assise derrière son dos, je peux voir ses joues remonter, se gonfler. Jolies bosses rebondies que j'ai envie de croquer. Il se retourne et montre un large sourire. Épatant ! Incroyable ! C'est mon papa ! Il dit tout cela à la fois ce sourire.
Ce matin, devant le chocolat et les tartines, les petits hommes se suivent : le plus grand se lève une heure plus tôt que son frère. Le bus qui le conduit au collège, part à 7H50 devant la maison. C'est d'abord avec lui que je reviens sur la soirée de la veille :
"Alors mon grand, qu'est ce que ça t'a fait de voir ton papa à la télé ?
- C'était incroyable !... Et puis, c'était amusant : l'autre famille (il y avait un autre papa sur la plateau), c'était exactement l'opposé de la nôtre, ils avaient 2 filles !... Mais elles étaient plus petites que nous.
- Ah c'est vrai. Mais vous étiez petits vous aussi, quand je suis tombée malade : tu avais 5 ans. Et ton frère, 2. Tu te souviens de moi à ce moment là, j'avais plus de cheveux ?
- Un peu. Pas très bien. On était petit."
Soulagement : il ne se rappelle pas. Ma tête décatie, ma face de lune, blanche, ronde, bouffie de cortisone, sans cils ni sourcils. Ma carcasse pas bien épaisse. Et cette poitrine imbécile après les opérations, contre laquelle il ne pouvait plus se serrer. Il a oublié ! Tant mieux. Il mord dans sa tartine. J'avale un peu de ma Ricoré. Le petit homme rompt le silence qui s'est installé :
"Maman... C'est quoi, exactement, le cancer ?"
5 ans après le début de toute l'histoire, voici que tombe LA question. Mais va falloir assurer pour la réponse. Faire simple. Et clair. Je me lance :
"Bon, tu sais que notre corps, c'est plein, plein de cellules ? Des milliers de milliards qui se renouvellent et qui font qu'on est en bonne santé. Et puis on a aussi des globules blancs. Quand tout se passe bien, les globules blancs, ils contrôlent les cellules : Viens par là petite cellule que je te regarde... C'est bon, tu peux passer... (je fais le globule blanc :) Hep ! Toi là bas, par ici ! Voyons voir ça de plus près... Oh mais, t'es ratée toi, allez, hop ! TOUI TOUI ! Zigouillée la cellule ! (je fais mine de souffler sur le canon du pistolet après l'extermination de la cellule ratée). Sauf que moi, mes globules blancs, ils devaient pas être bien fortiches parce qu'ils ont laissé passer des cellules ratées ces abrutis ! Du coup, les cellules ratées, elles ont continué à se multiplier avec leur défaut. À la longue, t'imagines le paquet de cellules ratées ici, (je montre ma poitrine). Et si on ne m'avait pas soignée et retiré le titi (À Tahiti, le titi, c'est le néné ! À la maison, c'est comme ça qu'on dit aussi ! :), elles auraient tout envahi. C'est ça le cancer mon bonhomme.
Il dit oui, avec la tête. Victoire ! J'ai réussi !
Et il se recale la paille entre les lèvres, qu'il a charnues. J'aime sa bouche large et replète. Le voilà concentré sur l'absorption lente du jus de fruit. Mince, c'est tout ? Je relance :
"Et tu sais de quoi il parlait ?"
Il a 8 ans le tout petit homme. Je vérifie. C'est tout. On enregistre partiellement, parfois, à 8 ans... et bien après aussi d'ailleurs.
"Ben oui : c'était marqué sur la télé !... Le cancer du sein vu par les hommes !"
Je me dis qu'il me faudra intégrer l'idée qu'il a grandi et que rien ne lui échappe plus. Il interrompt mes cogitations et me donne tout de même l'occasion de lui apprendre un petit quelque chose :
"Pourquoi ça s'appelle 'cancer du sein' Maman ?
- Parce que ce cancer là, c'est dans le sein qu'il se loge. Mais il peut aussi décider de s'installer ailleurs."
Silence. Le petit homme mastique maintenant. Après le jus d'orange à la paille jaune, c'est le tour de la tartine. Dans cet ordre. Depuis toujours. Les jolies lèvres pleines s'ouvrent à nouveau :
" Le cancer du poumon et du cerveau, c'est plus grave."
Moi, épatée :
" C'est vrai. C'est plus compliqué : on peut pas les opérer facilement pour retirer le cancer comme on l'a fait avec mon titi ('Titi', vous vous souvenez ?...). Mais comment tu sais ça ?
- Ben, parce que c'est des organes ! Le cerveau, les poumons, on en a vraiment besoin pour vivre !"
Espantée. Ébahie. Baba. Il en connait un rayon mon fiston ! Du coup, je me tends un tantinet : que sait-il au juste, aujourd'hui, le tout petit homme qui a grandi ? Depuis le début, c'était en 2009, il sait que je suis malade. Il sait que c'est un cancer depuis... Quoi ?... 2 ans maxi. Peut-être moins. L'année dernière, en CE1 ? Après le CP en tous cas, c'est sûr ! Et parce qu'il voulait des précisions. À quoi bon devancer les besoins ? Inutile de poser le mot 'cancer' avant : il ne veut rien dire pour un enfant petit ; Et tout ce qu'il pourrait en entendre au dehors de la maison le tarabusterait plus que nécessaire. Je ne cache rien en somme. Je ne lâche pas tout le paquet pour autant. Je m'efforce d'accompagner les petits hommes et leurs questions. Il ont appris petit à petit : malade => cancer => grave. Et pendant tout ce temps, la vie continue !
"Ça te fait peur mon bonhomme ? (
- Non. (Là, ça valait le coup de poser la question non ?)
Mon tout petit homme n'a pas peur... Sauf s'il répond 'non' pour me rassurer (nouvelle tension maternelle). En même temps, le tout petit homme, il a pas l'air effrayé, dans la vie, en général. Il a plutôt la galéjade et la gausserie gravées dans les gènes. Tenez, ce matin encore sous la douche, il s'est fait rire tout seul ! Une histoire de bulle de savon qui a enflé subitement sous son nez. De l'étage du dessous je l'entendais s'esclaffer. Non, il n'a pas peur le tout petit homme. Il est heureux comme un poisson dans l'eau. Comme nous tous ici depuis 3 ans que nous y sommes, au bord de l'océan. Heureux avec malgré le cancer (faut pas exagérer non plus).